Anthropophony, une création sonore en trois actes

Par Caroline Boë (Université Aix Marseille, CNRS, PRISM, Marseille, France)

Anthropophony est un projet de recherche-création en cours, qui s’intéresse à la pollution sonore de faible intensité, avec une préoccupation écologique, esthétique et politique.

Vous pouvez retrouver ci-contre le passage de Caroline Boë au Forum des Paysagistes Sonores le samedi 29 janvier 2022    ———->

D'un point de vue pédagogique

Il s’agit de sensibiliser à l’écoute de sons que nous n’écoutons généralement pas, pour ensuite les dénoncer. Nous ne les écoutons pas parce qu’ils sont filtrés par ce que Franz Mossberg appelle notre habituation auditive (Solomos et al., 2016).

Nous jugeons, de façon plus ou moins consciente, que certains sons ne valent pas la peine d’être écoutés. Et ceci dépend de notre capacité d’attention à l’inframince (Duchamp et al., 2008).

Je cherche à les dénoncer, parce qu’ils sont révélateurs d’une pollution plus générale. Cette pollution sonore, que j’appelle de faible intensité, est générée par des machines qui fonctionnent de façon autonome. Nous sommes envahis par cette anthropophonie pour reprendre le terme de Bernie Krause (Krause, 2013), ou plus précisément par cette technophonie  pour reprendre le terme de Quentin Arnoux (Arnoux, 2021).

D’un point de vue théorique sur l’artivisme écologique

L’articulation personnelle de différents concepts hétérogènes comme l’écologie, l’Anthropocène, l’écosophie, l’esthétique de l’engagement, l’activisme, l’art écologique ou éco-art, l’écologie sonore est développée dans une balade théorique, dans l’article « Ces sons qui nous envahissent : field recordings, soundwalks et soundscapes éco-artivistes » de la Revue Filigrane n°26, À l’écoute des lieux : le field recording comme pratique artistique et activisme écologique (Boë, 2022).

D’un point de vue artistique

Anthropophony une création structurée en trois actes :

Acte I : La sonothèque "Anthropophony.org"

C’est un petit musée virtuel des Sons qui nous envahissent. En tant que plateforme collaborative, cette sonothèque relève du web art. Elle répond aux principes FAIR (Findable, Accessible, Interoperable, Reusable), c’est-à dire que les données sont organisées pour être facilement accessibles, comprises, échangeables et réutilisables.

A. L'onglet "sons" :

Dans le cadre de gauche apparaît une liste de sons, et dans le cadre de droite des informations relatives à ce son. Les captations sont sous licence CC BY, chacune et chacun peut les downloader et les utiliser.

En bas à droite une zone de saisie de commentaires libres est proposée. Cet espace est important d’un point de vue pédagogique pour raconter nos perceptions. L’information est reliée à une page et un groupe facebook (Boë, 2020). L’échange, à travers le réseau social ouvre la réflexion à un public plus large.

B. L'onglet "carte" :

L’onglet carte affiche une soundmap, avec au centre le son sélectionné dans la liste précédente. De là, il est possible de faire une petite balade sonore virtuelle, en cliquant sur les points d’écoute. Vous pouvez essayer directement dans l’espace interactif ci-dessous.

C. L'onglet "soumettre" :

La sonothèque est collaborative. Des personnes qui ne sont pas forcément dans le milieu de l’écologie sonore peuvent poster leurs captations. Le fait de faire soi-même la captation, et de la retrouver en ligne permet de s’impliquer et d’affiner son travail d’écoute.

Acte 2 : Les balades sonores, oreilles nues

Ces balades relèvent de l’art social, inspiré par Joseph Beuys. Avec l’expression de « sculpture sociale », Joseph Beuys propose une théorie élargie de l’art, qui atteint le corps social tout entier (Lamarche-Vadel et al., 1985). C’est un concept d’art anthropologique, dans lequel chaque individu est un artiste, car la créativité est latente dans tous les actes humains. L’art est envisagé comme un processus de pensée, de parole, de discussion et d’actions collectives, politiques et environnementales. Les relations humaines et sociales sont favorisées par les interactions liées à la marche et à l’écoute pendant les balades.

J’ai mis au point un protocole de balade sonore oreilles nues :

  • Je détermine un trajet à l’avance
  • Je définis un premier point d’arrêt que j’appelle point de « soudure » du groupe, avec 1’ d’écoute les yeux fermés, toutes et tous dans une forte proximité physique.
  • Après quoi nous discutons de nos premières perceptions.
  • Puis la balade commence et là, je fais le choix de guider l’écoute, c’est-à-dire d’indiquer précisément un point d’écoute que j’ai repéré à l’avance.

“J’ai longuement hésité avec cette attitude un peu directive, mais les promeneuses et promeneurs semblent prendre du plaisir à être guidés dans un univers sonore auquel elles et ils n’ont pas prêté attention auparavant.”

  • À la fin de la balade, nous partageons un apéro pour bavarder sur l’expérience.
  • Pendant cette petite réunion, j’invite chacune et chacun à s’isoler tour à tour pour répondre à un petit questionnaire. Chaque personne qui le souhaite auto-enregistre ses réponses orales, de façon autonome. Cette solution permet de recueillir des impressions sans que la personne interviewée ne soit influencée par ma présence.
  • Enfin, avec ces précieux témoignages, je monte un documentaire sonore.

Les témoignages montrent tout le paradoxe de cette écoute active (Krause, 2013, p. 243) qui concerne les sons issus de machines polluantes : nous les dénonçons d’un point de vue écologique et souhaitons qu’ils disparaissent, alors que nous pouvons bénéficier d’une certaine jouissance esthétique liée à l’expérience de l’écoute profonde, notion inspirée par les philosophies extrême-orientales, qui consiste à mettre en pratique notre disponibilité envers le monde (Oliveros, 2005).

Acte III : Installation sonore spatialisée et interactive d’un paysage dystopique

Cette installation, qui relève de l’art relationnel est en cours de création. Il est imprudent d’en parler avant la première… qui aura lieu aux journées « PAYSAGES | COMPOSÉS » organisés par l’association APNÉES, le 10-11 septembre 2022 à Grenoble

Bibliographie

Arnoux, Q. (2021). Écouter l’Anthropocène. Pour une écologie et une éthique des paysages sonores. Le bord de l’eau. 

Boë, C. (2020). Anthropophony | Facebook

Boë, C. (2022). Ces sons qui nous envahissent : Field recordings, soundwalks et soundscapes éco-artivistes. Revue Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société, 26

Duchamp, M., Matisse, P., & Hultén, P. (2008). Notes. Flammarion.

Krause, B. (2013). Le grand orchestre animal ; à la recherche des origines de la musique dans la nature (T. Pielat, Trad.). Flammarion.

Lamarche-Vadel, B., Bonito Oliva, A., & Rona, E. (1985). Joseph Beuys. Marval. 

Oliveros, P. (2005). Deep listening : A composer’s sound practice. Deep Listening Publications.

Solomos, M., Barbanti, R., Loizillon, G., Pardo Salgado, C., Paparrigopoulos, K., Iliescu, M., Di Scipio, A., & Mossberg, F. (2016). Musique et écologies du son. Propositions théoriques pour une écoute du monde. L’Harmattan.

 

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